Avant Bernard Prince
Bernard Prince fait son apparition en janvier 1966 dans l’aventure Billet surprise. Mais pour Greg, son scénariste, Bernard Prince n’est pas tout à fait un inconnu puisque sa véritable naissance eut lieu en 1958.
A cette époque paraissait un hebdomadaire, Ima, qui a aujourd’hui disparu. C’est dans ce périodique que Greg, avec Louis Haché au dessin, contait les aventures de Bob Francval, un agent d’Interpol, et d’un jeune Indien qu’il avait recueilli, prénommé Djinn.
Étonnante préfiguration des premières aventures de Bernard Prince qui se décline en 2 histoires de 30 pages et quelques récits complets :
- Terreur sur le Pacifique. Cette aventure conte les tribulations de nos héros aux prises avec de dangereux espions dans les îles du Pacifique.
- Danger à vendre. Curieusement, un épisode a pour titre Opération Jeunes Mariés, titre que Greg reprend dans l’une des premières aventures de Bernard Prince (Bernard Prince d’hier et d’aujourd’hui).
Bernard Prince
Les débuts de Bernard Prince sont hésitants. Hermann est un jeune auteur et Greg lui offre en pâture une nouvelle série en laquelle il croit modérément pour qu’il s’y fasse les dents : Bernard Prince connait une naissance discrète. C’est ainsi que Hermann signe, sous la supervision de son mentor, les scénarios des cinq premiers récits courts parus dans le Journal Tintin (le sixième étant signé Cheradic, alias Bernard Richard, et le suivant enfin écrit par Greg, L’évasion du Cormoran). Bien des années plus tard, en raison d’un agenda surchargé, Greg se voit contraint de laisser à nouveau Bernard Prince entre les mains d’Hermann à l’occasion de deux autres courts récits. Il s’agit de Barney voit rouge et Djinn a disparu, tous deux scénarisés par Hermann. L’ensemble de ces histoires courtes est repris dans l’album Bernard Prince d’hier et d’aujourd’hui.
A ses début, Bernard Prince sévit dans un univers policier en tant qu’agent d’Interpol. Mais, à la demande pressante de Tibet, la série policière de départ se mue en une série d’aventures au sens large du terme (Voir Personnages) : sorte de croisement entre un James Bond voyageant sur un bateau, pour son côté glamour et toujours propre sur lui, et un Tintin réaliste, pour son côté boy-scout se frottant à une société moderne délétère, aux quatre coins de la planète.
Si les conflits qui le happent sont toujours le résultat des turpitudes humaines, les principaux dangers que Bernard Prince doit affronter sont en revanche dispensés par dame Nature. C’est donc l’affrontement direct entre l’homme et les puissances de la nature qui ont fait le succès et l’originalité de cette série à part dans la BD européenne. Il est donc… naturel de présenter la série sous l’angle qui lui est propre. Voici Bernard Prince ou…
La nature déchaînée
Dans Bernard Prince, la nature est prépondérante à tel point qu’on pourrait la considérer comme un personnage à part entière. Une excellente manière d’entrer dans l’univers de cette série d’aventure au premier degré. Quoique… Pour Hermann, la nature ce n’est pas des champs avec des coquelicots ou des paysages reposants et paisibles. Mais des falaises abruptes, des terrains marécageux, des arbres difformes ou des forêts avec des souches noueuses, des pierres anguleuses, de la boue… Ces paysages parfois angoissants sont pensés avant tout de manière la plus réaliste possible. Ils sont l’expression même de la vision du monde selon Hermann.
Hermann a souvent demandé à Greg certaines interventions des forces naturelles, en particulier des forces destructrices qui échappent au contrôle de l’homme. On réalise ainsi que les œuvres de l’être humain sont fragiles et à la merci des caprices de la nature. Certains lieux du globe, prouvent que la nature y est encore vierge, car la vie humaine y est quasiment impossible. On le comprend avec des zones de forêt vierges inhabitables, infestées de moustiques (La frontière de l’enfer, Guérilla pour un fantôme), des étendues gigantesques de désert balayées par des vents de sable (L’oasis en flamme) ou des étendues envahies par le froid et recouvertes à pertes de vues de glaces (Le port des fous).
En parallèle à ses grands accès de colères ou en guise d’avertissement, Dame Nature envoie ses hordes d’animaux hostiles comme autant de fléaux vivants mais mortels. C’est donc aussi un bestiaire insolite que Prince doit affronter.
La fournaise des damnés est un album en tous points splendide. Outre l’affrontement avec un ours (ce qui permet à Bernard Prince de sauver Boule de Poil), il décrit avec exactitude et moult détails un incendie gigantesque et dévastateur. Les flammes démesurées nous plongent dans un véritable brasier qui a tout de l’enfer. L’odeur du brûlé et des cendres est omniprésente. Hermann dépeint avec une telle majesté ce cataclysme que l’on ressent la chaleur intenable dégagée par l’incendie en tournant simplement les pages de l’album. En contrepoint ironique, c’est une mer en furie que Barney Jordan, à la barre du Cormoran, doit dompter en slalomant entre les récifs aiguisés pour apporter l’aide aux habitants sinistrés. L’eau et le feu réuni en un album !
Voir aussi : Albums
Un volcan en éruption est mis en scène dans Le souffle de Moloch. Il se met à fumer, annonçant son éruption prochaine. Quand celle-ci survient, elle est grandiose : c’est dans des éclats rougissant que le volcan en colère projette sa lave dans les airs. Elle se déverse ensuite lentement sur les flancs du volcan en dévastant tout sur son passage. La langue rougeâtre englouti inexorablement le village. Hermann se faisant son plus talentueux interprète, la nature nous décline ici une énième version de la fin du monde. Cette fois, ce n’est pas de la mer mais des airs que viendra la délivrance. Dans cet album, l’animal de service ici se trouve être un tigre affolé et rendu imprévisible par le séisme.
La loi de l’ouragan nous présente une murène gigantesque qui empêche une pêcherie de perle d’exploiter les eaux limpides de ce paradis terrestre. Un ouragan furieux est annoncé. Le vent se lève et se transforme en une tempête incontrôlable. Les eaux forment de gigantesques vagues qui viennent s’éclater contre l’île. Puis dans un bruit inouï, l’ouragan s’abat sur l’île avec une fureur sauvage et démesurée. Il sème la panique et la destruction, ravageant tout sur son passage. Une fois l’ouragan éloigné, l’île prend des allures post-atomiques. Les arbres sont arrachés, tout est à reconstruire. Le paradis s’est transformé en enfer.
Le port des fous se déroule dans le Nord du Canada. La neige et le froid sont omniprésents. Le bateau est immobilisé par la glace. Le froid semble ralentir toute vie qui soit. Attiré par la drogue qui est cachée dans le bateau, nombreuses sont les personnes qui s’approchent du cargo. Cette contrée, normalement déserte, devient soudain très animée. Afin de survivre, les loups dévorent la dépouille d’un des marins. L’aventure évolue dans la crasse et la saleté. Outre des loups, on voit également des rats. On imagine respirer une odeur putride. Le feu acquiert une importance vitale : le policier et le malfrat se réuniront autour du même feu afin de survivre. Et tous s’allieront afin de faire fonctionner le bateau.
Guérilla pour un fantôme débute par l’explosion saisissante d’un bateau de plaisance. Par chance, le président sort indemne de cet attentat. Il entend à la radio qu’il est victime d’un coup d’état et que le général Mendoza a pris la direction du pays. Afin de ne pas se faire repérer par les soldats de Mendoza qui viennent faire un bilan sur le lieu du drame, le président, ses hommes, Bernard Prince et ses amis s’échappent à travers la jungle dense et humide. Ils se retrouvent dans des marécages putrides. Cette fois, à l’exception d’un jaguar, la principale flèche décochée par la nature a forme humaine : ce sont les indiens Quebracheros.
Pour une aide humanitaire, Barney doit convoyer, dans L’oasis en flamme, des médicaments à travers le désert. Arrivé à une oasis, il tombe dans un guet-apens tendu par Rahad Sadji, car celui-ci sait que les caisses contiennent aussi des stupéfiants. Séquestré, Barney veux s’échapper. Il met le feu à la réserve d’essence créant ainsi un incendie impressionnant. Bernard Prince et Djinn viennent à sa rescousse. Poursuivis, ils tentent de s’échapper à travers le désert, mais une tempête de sable se lève. Étouffante, la tempête fait tournoyer le sable. Le vent siffle de manière oppressante et ininterrompue. Puis, le calme revient… Pas de scorpions ni de serpents pour pourrir la vie de nos héros mais les blindés de l’armée, sorte de gros scarabées préhistoriques, font de parfaites doublures !
Aventure à Manhattan ne nous fait pas évoluer dans une forêt vierge, mais dans la jungle urbaine. La nature a été dominée par la mégalomanie de l’homme, et l’île à été recouverte par des gratte-ciels impressionnants et gigantesques. Le béton est omniprésent, il a colonisé toute l’île. Les dimensions des bâtiments sont démesurées.
Décor urbain également dans Djinn a disparu, court récit (Bernard Prince d’hier et d’aujourd’hui) qui nous emmène dans les égouts de la ville. Environnement hostile s’il en est, surtout lorsqu’il est question d’y plonger la tête la première…
Dans La frontière de l’enfer, le général Satan tend un piège démoniaque à Bernard Prince et Barney. Corrompue, la police de Lao-Todang, les accuse d’un meurtre. Ils sont conduits au pénitencier de Suang Bay, qui a la réputation d’être le bagne le plus inhumain du monde. Le directeur de ce bagne est un pervers doté d’un sadisme incroyable. Ils parviennent à s’évader, ce qui d’ailleurs était prévu, et ils courent droit à leur perte. Ils s’élancent dans une jungle marécageuse d’où émane des odeurs pestilentielles. La lumière y est filtrée. Les marécages sont peuplés de crocodiles et envahis de myriades de moustiques qui dévorent ou rendent fous tout ceux qui osent s’approcher.
Dans La flamme verte du Conquistador, Tuxedo, le pillard local, va amener Bernard Prince et ses amis dans un piège machiavélique. Il les oblige à rester au milieu du « disque des aveugles ». A la levée de la brume, la lumière est réfléchie par les cristaux que contient le sable, ainsi la chaleur devient intenable. La lumière est réverbérée et ils risquent de devenir aveugles, assoiffés et fous. Sadiquement, les hommes de Tuxedo empêchent Barney de partir, car ils veulent les voir agoniser à petit feu. L’exécution prend des allures de jeu macabre.
Moukh, le redoutable maître de La forteresse des brumes, exige le paiement d’une rançon. Koubakh, facétieux et providentiel guide, va conduire Bernard Prince et Barney Jordan jusqu’à lui car il connaît la montagne comme sa poche. Il les fait traverser un vertigineux pont suspendu puis les emmène au cœur de la montagne, dans de spectaculaires grottes peuplées des terribles Kha-ayawas. Celles-ci sont “dangereuses et cruelles comme des nuées de piranhas volants.” Leur périple prendra fin dans la forteresse nimbées de brumes où une surprise de taille les attend.
Enfin, même si Objectif Cormoran se déroule dans le confort d’une villa luxueuse, Greg et Hermann n’oublient pas que le chemin qui mène au paradis est parsemé d’embûches.
Manipulé ?
Bernard Prince est l’objet de manipulations. Il fait souvent figure d’un pion sur un échiquier. Il est comme un pantin. Les raisons réelles du conflit lui échappent.
Des militaires l’obligent à ravitailler un fort après lui avoir confisqué son permis de cabotage (Le général Satan). Un riche homme ressemblant à Barney, profite des ennuis financiers de Bernard Prince pour le convaincre à accepter sa proposition (Aventures à Manhattan). Un président déchu se sert de lui pour reconquérir le pouvoir (Guérilla pour un fantôme). On séquestre le Cormoran afin de tirer un obus dans la piscine de Duke Sébastian, un riche mafieux (Objectif Cormoran).
L’évolution de Bernard Prince et des femmes.
Selon Hermann, Greg était un scénariste de situation et ne s’attardait pas suffisamment sur les relations humaines. Souvent la femme servait de faire-valoir, tel Jennifer Moran, (La Passagère, Bernard Prince d’hier et d’aujourd’hui), fille capricieuse d’un milliardaire qui croit qu’avec l’argent elle peut tout avoir. Heureusement, Bernard Prince passait par là et la voici édifiée. La présence de Crystal (La loi de l’ouragan) est à peine moins caricaturale. Bernard Prince n’exprime par ailleurs pas la moindre attirance pour cette délicieuse demoiselle.
Voir aussi : Personnages
Sur la vie sentimentale de Bernard Prince, Greg n’a levé qu’un tout petit coin du voile. Le souffle de Moloch nous expose une scène où Bernard Prince va retrouver une petite amie, Lola. Hermann aurait sans doute aimé développer un peu la scène, donner un peu d’épaisseur la donzelle, mais Bernard Prince s’empresse aussitôt de la quitter pour résoudre le vol de son bateau. Cette demoiselle tient le rôle parfait de la potiche.
L’otage (Bernard Prince d’hier et d’aujourd’hui), ultime récit court scénarisé par Hermann, nous présente enfin la copine de Bernard Prince, Mélanie. Ils se comportent comme de jeunes amoureux et se bécotent sous le regard lassé de Djinn. De par son comportement, on la devine un peu gourde et complètement dépassée par les événements. Elle n’intervient pas dans l’action. En cela, la série n’innove aucunement, confirmant le rôle passif de la femme dans la BD de l’époque.
Une pointe d’humour
Hermann n’est quasiment jamais intervenu dans les scénarios des albums de Bernard Prince, sauf à l’une ou l’autre rare occasion (comme évoqué dans le prochain paragraphe). Quant aux dialogues, il laissait le champ libre à Greg qui, émule d’Audiard, n’avait pas son pareil pour trouver la bonne formulation. Par exemple, dans Les Pirates de Lokanga (Général Satan), la remarque persifleuse de Bernard Prince sur l’art africain. Greg ne cessera d’ailleurs de truffer ses dialogues de petites phrases assassines. Il agissait par ailleurs de la même manière dans la vraie vie, assurant “préférer perdre un ami plutôt que rater un bon mot”.
Dans l’album suivant et pour la première fois, Hermann proposa une idée de gag absurde : dans Tonnerre sur Coronado, à la planche 10, on voit Barney ramasser son coussin. Greg fait échapper Jordan de la propriété de Bronzen dans son pyjama et avec son oreiller. Ce qui donne une idée à Hermann. Il la suggère à Greg qui accepte : Jordan va ainsi se trimbaler avec cet oreiller tout au long de l’aventure, tel un type qui, sortant de chez lui le matin, se rendrait à son boulot en gardant son sac poubelle à la main. Cette idée permet de conclure l’album sur une note humoristique chère à Greg.
Les reprises
Vers la fin des années 70, Hermann ressent l’envie de créer ses propres scénarios. Une occasion se présente. Un éditeur allemand, Koralle, lui offre la possibilité de se lancer dans un projet personnel. Hermann saute sur l’occasion, mais il y a une condition : il doit arrêter Bernard Prince ou Comanche. Hermann demande à Greg quel personnage il préfère le voir abandonner et celui-ci choisit d’arrêter Bernard Prince.
Lire aussi : Un Prince nommé Bernard
Dany, admirateur d’Hermann, reprend la série. Il réalise quelques courts récits et deux albums : Pièges aux 100.000 dards et Orage sur le Cormoran. Malgré un certain succès, Dany décide de jeter l’éponge. Pourquoi ? « La vraie raison de l’arrêt de cette série, c’est que je préfère être propriétaire que locataire ! Bernard Prince était trop fortement marqué par l’empreinte d’Hermann. Je n’étais pas chez moi dans cette série » (Greg, Dialogue sans bulles, édit. Dargaud).
Vient ensuite le tour d’Aidans. Il réalise deux aventures : La Dynamitera et Le poison vert. Après le décès de Greg, faute de repreneur, la série s’arrête au seuil du nouveau millénaire.
Malgré l’arrêt de la série, Hermann signe trois couvertures : pour les deux albums de Dany et pour le dernier d’Aidans.
Le grand retour
En 2010, alors que personne ne l’y attendait plus, Hermann revient avec un nouveau Bernard Prince, Menace sur le fleuve, dont son fils Yves H. signe le scénario. Respectant l’esprit imprimé par Greg à la série dans les années 1970, ce nouvel opus débute par une image du Cormoran amarré au quai d’un port fluvial quelque part en Amérique latine. Précisément un des décors préférés de Greg. Car cet album, s’il développe une intrigue originale, se présente comme une oeuvre synthétique de la série et conçue comme un hommage à Greg. En outre, on y retrouve des personnages bien connus des fans, quelque peu oubliés par les albums plus récents. Une façon comme une autre pour cette série phare des années 70 de tirer définitivement (?) sa révérence.
Varia
En 1974, pour l’édition n°23 de Tintin Sélection, Hermann illustre un court roman de Jacques Acar mettant en scène le personnage de Bernard Prince. Il s’agit de six dessins en N&B que vous pouvez découvrir ici :
Mabuhay, Mister Prince!
Toujours en 1974, Hermann travaille sur la Fournaise des Damnés, un des chefs d’œuvre de la série Bernard Prince. Giraud (Blueberry), de passage à Bruxelles, loge chez lui. Comme il n’y a pas beaucoup de place dans l’appartement, Hermann lui cède son bureau pour la nuit. Trouvant l’idée amusante et avec l’autorisation du maître des lieux, Giraud finit d’encrer une case de la planche sur laquelle Hermann travaillait. Saurez-vous reconnaître la patte de Giraud ?