Comanche
Lorsque Comanche apparaît dans le journal Tintin vers la fin 1969, le risque est grand que la comparaison se fasse avec les deux séries western réalistes qui cartonnent à l’époque : Blueberry (Pilote) et Jerry Spring (Spirou). Le défi pour le duo Greg-Hermann est de se démarquer de ces deux séries phares de la BD afin qu’on ne puisse les accuser de s’en être inspirés, voire de les avoir copiés. Heureusement, contrairement à la mésaventure vécue par Bernard Prince, ils n’auront rien à craindre de la rédaction du Journal Tintin dans lequel ne parait qu’une seule série western, humoristique celle-là, créée également par Tibet (et scénarisée par Greg, puis par Duchâteau) : Chick Bill. La voie est libre !
L’univers de la série est à mettre au crédit de Greg. Comme pour la série Bernard Prince, Hermann ne participe pas à l’écriture du scénario, à l’exception de l’une ou l’autre suggestion glissée çà et là au fil des albums. En revanche, son graphisme nerveux est appelé à faire merveille dans cette ambiance taillée pour lui. Afin de se différencier du décor déjà exploité dans Blueberry et Jerry Spring, à savoir le Sud-Ouest américain aride et suffocant, Greg situe l’action dans la plaine herbeuse du Wyoming, au pied des Montagnes Rocheuses. Le point d’ancrage de l’histoire est un ranch baptisé Triple-Six. Le personnage principal est cette fois un cow-boy, un vrai, et non un marshal ou un soldat. Pourtant, c’est la patronne du ranch qui donne son nom à la série : Comanche.
Une évolution ?
Hermann met en scène un Far West violent et brutal. Lui, le natif des Ardennes, habitué des forêts sombres, de la vie sauvage, de la neige, de la pluie qui fouette les cimes des arbres et de la boue qui colle aux bottes, trouve un décor à la mesure de son dessin flamboyant. Contrairement au trop lisse à son gout Bernard Prince, Comanche lui offre l’occasion de traduire les tensions entre les personnages et de développer une galerie de portraits typiques de son univers : laids, vils et veules, aux gueules patibulaires et aux trognes inquiétantes.
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C’est avec Les loups du Wyoming, Le ciel et rouge sur Laramie et Le désert sans lumière, lesquels peuvent être considérés comme un cycle à part entière à l’image de ce que propose la série Blueberry, que le duo Greg Hermann s’impose comme incontournable dans la production de la BD réaliste. C’est là aussi que Hermann jette les bases de ce que sera plus tard sa série fétiche, Jeremiah.
Alors que, dans Le ciel est rouge sur Laramie, Greg décrit une scène de règlement de comptes somme toute classique, Hermann suggère pour la première fois à son scénariste de prendre un réel risque pour une BD dite traditionnelle.
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Le récit porte sur l’épopée criminelle des frères Dobbs, voleurs peu scrupuleux, qui écument la région. Greg avait imaginé un final où le dernier des Dobbs, le pire de la bande, se battait en duel avec Dust, dans une rue de la ville. Mais Hermann, dont le style (et la vision du monde) évoluait vers une âpreté inégalée en BD à cette époque, propose que Dobbs soit désarmé et que, en sous-vêtements, il se fasse abattre froidement par Dust avant de s’écrouler au milieu des détritus. Lors de sa pré-publication dans les pages du Journal Tintin, la scène fait scandale.
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Bien sûr, aujourd’hui, cette scène semble banale car, tant en BD qu’au cinéma, on a vu bien pire depuis. La série elle-même est devenue un classique. Pourtant, en son temps, elle fit l’effet d’une bombe et Hermann fut, pour la première fois, vilipendé pour ses idées réactionnaires. Ce ne fut pas la dernière.
Toutefois, un œil plus attentif constatait que Hermann se démarquait de plus en plus de la BD classique, de la conception traditionnelle du Western avec son gentil héros… et de Greg lui-même. Le cinéma de Peckinpah, d’Altman avait laissé en lui des traces indélébiles et plus jamais il n’accepta de considérer le Western comme la BD le voyait à l’époque, c’est-à-dire directement inspiré des films hollywoodiens des années 50. Un vent nouveau soufflait sur le cinéma et Hermann entendait bien lui ouvrir grandes ses cases. Et c’est précisément à cette époque qu’il commença à se fatiguer, progressivement, de la série et que germèrent dans son esprit les prémices de Jeremiah.
Fin d’une collaboration
En 1978, Hermann se lance dans un projet personnel, Jeremiah, ce qui l’oblige à abandonner Bernard Prince avec l’accord de Greg. Il choisit donc de poursuivre la série Comanche. Toutefois, bien avant ce tournant majeur dans sa carrière, il avait déjà perçu une première alerte : au milieu de l’album Furie rebelle sorti en 1976, il constate qu’il s’ennuie. Cette histoire ne lui plait pas. Pour la première fois, il éprouve moins de plaisir à dessiner les aventures du Triple-Six : non seulement il commence à connaître les ficelles des scénarios de Greg, mais ce dernier, pris par autre mille projets, tarde parfois à lui faire parvenir à temps les pages du scénario. Hermann en est réduit au chômage technique, ce qui est loin de lui plaire.
Les (autres) raisons de la lassitude
Après le coup de mou constitué par Furie rebelle, le tandem Greg-Hermann se relance et produit de nouveaux épisodes. Avec succès. Les albums qui suivent comptent parmi les plus belles réussites du duo. Greg a compris le message et envoie Red Dust loin de Greenstone Falls car Red Dust est comme Hermann : pas question de s’embourgeoiser dans des draps de soie, ils veulent du rustique, du râpeux. Or, il est bien fini le temps du Wyoming des débuts où l’insécurité régnait et le plus fort faisait la loi. Le temps et la raison l’ont emporté. Laramie, par exemple, qui fut le théâtre du règlement de comptes entre Dust et l’aîné des Dobbs possède désormais des rues éclairées, des transports publics. Le Ranch Triple-Six aussi change, tout comme le statut des membres de l’équipe : Comanche s’enthousiasme pour les robes que les élégantes portent à Paris. Le progrès frappe aux portes et avec lui son cortège de nouvelles habitudes, de nouveaux comportements, de nouveaux venus aussi. Red Dust refuse de s’y plier : « Pense à l’ours qui fuyait toujours plus loin chaque fois qu’il voyait dresser une clôture de trop. Surtout les clôtures de luxe, celle qu’on peint en rose. » Greg l’envoie dans le sauvage Montana.
Un monde en mutation
Mais l’éloignement ne dure que le temps de deux albums. Après « Les sheriffs » (qui voit pour la première fois Fraymond mettre en couleur un album de Comanche), Dust retrouve Greenstone Falls, le Triple-Six… et Comanche, dont il est vraisemblablement amoureux. Mais ce n’est pas de romance dont il est question. Non, Greg fait petit à petit basculer le western vers le policier. Peut-être, inconsciemment, pour conjurer le sort qui avait jadis vu Bernard Prince renoncer à sa carrière de flic ? Et voici donc Red Dust le vacher, l’as du six-coups, reconverti en inspecteur de police (ou presque). Adieu les grands horizons, bonjour les salons. Ce fut le coup de grâce pour Hermann. Et la rupture, consommée.
Le dernier Comanche en est par ailleurs la victime collatérale : Hermann truffe l’album d’anachronismes visant à tourner en ridicule le récit. Bien que se refusant à bâcler son travail, ce que jamais il ne fit ni ne fera, il en a marre et n’hésite pas à le faire savoir : c’est donc Le corps d’Algernon Brown qui en fait les frais.
Alors que les pinailleurs de tout poil s’acharnent à rechercher les erreurs involontaires commises par un dessinateur, dans Le corps d’Algernon Brown, c’est Hermann lui-même qui s’amuse à les glisser çà et là au gré des cases. Fatigué par la série et par le fait qu’il n’a pas la main sur le scénario, il décide d’exprimer sa lassitude à sa manière : ici, il dessine un touriste japonais muni d’un appareil photo ; là, un téléphone ou encore des prises électriques. Greg, on l’imagine, n’apprécie que modérément la plaisanterie. Ces anachronismes volontaires marquent la fin de leur collaboration. L’élève Hermann a grandi et le maître Greg ne lui offre plus ce qu’il s’estime en droit d’attendre.
Malgré tout, Hermann dessinera encore deux pages pour des éditions spéciales du Journal Tintin.
Exceptionnellement, en 2023, à l’occasion de la parution du Journal Tintin spécial 77 ans, Hermann produit une histoire courte en 10 planches intitulée Mad Dog et écrite par son fils Yves H. Le récit révèle les évènements qui ont précédé la première planche du premier tome de la série dans laquelle on découvre un jeune cow-boy nommé Dust faire signe à la diligence de Greenstone Falls de s’arrêter (voir illustration en haut de page).
Détail amusant : les auteurs ayant oublié que le court récit Le prisonnier, écrit par ailleurs par Hermann lui-même et qu’on retrouve entre autres dans l’album éponyme, venait également se greffer juste avant que Dust ne monte dans la diligence de Greenstone Falls, les lecteurs se retrouvent aujourd’hui avec deux histoires devoilant chacune leur version des prémices de la série. A vous désormais de choisir celle que vous préférez !
Conclusion
Comanche demeure une série réaliste classique qui a apporté un vent de fraîcheur à la conception du Western dans la BD. Greg y a instillé, de façon très mesurée, une dimension psychologique qui n’existait ni dans Blueberry, ni dans Jerry Spring. Et Hermann, son univers graphique âpre et violent. Malgré tout, Comanche reste une série tous publics qui privilégie l’action à la psychologie et demeure fidèle aux Westerns à la John Wayne (à l’exception de quelques incartades telles la scène de l’assassinat de Dobbs par Dust, suggérée par Hermann). Il faut dire qu’elle débutait au moment de l’âge d’or de la BD franco-belge, s’adressait à la jeunesse et ne pouvait dès lors se permettre de faux-pas. Mais c’était sans compter sur Hermann et son désir de ruer dans les brancards. Ce qu’il fit, entérinant à terme le divorce d’avec Greg. Sans qu’il n’oublie tout ce que Greg lui avait enseigné : son sens du dialogue, de la construction et sa rigueur professionnelle. Par la suite, Greg continua la série avec Rouge au dessin.
Hermann en route vers de nouveaux horizons...
Bien des années plus tard, comme pour exorciser son regret de ne pas avoir traité le Western tel qu’il l’entendait à l’époque de Comanche, Hermann produit seul un album qui illustre enfin sa vision de l’Ouest, dur, rugueux et sans illusion. En un mot, l’album Western que Greg n’avait pu lui offrir. C’est le très beau On a tué Wild Bill.
Depuis, il a récidivé avec deux autres Westerns : un autre one-shot, Sans pardon, et une nouvelle série, Duke, tous deux sur scénario d’Yves H.
Extras
Lors de sa prépublication dans le Journal Tintin, Le ciel est rouge sur Laramie fut présenté sous forme de chapitres (ce fut aussi le cas pour Les loups du Wyoming). Greg eut alors l’idée, plutôt que de proposer avant chaque chapitre un résumé des épisodes précédents, de demander à Hermann de dessiner une planche surnuméraire en guise de transition entre lesdits chapitres. Il y eut ainsi cinq planches qui ne furent publiées que dans le Journal Tintin car, redondantes, elles n’avaient pas leur place dans l’album.
Cette “erreur” fut enfin réparée en 2017 car elles figurent désormais dans les intégrales en N&B publiées conjointement par Le Lombard et les éditions Niffle.
Plus étonnant, Greg écrivit pour Hermann deux gags en une planche de Comanche, qui parurent dans le Super Tintin n°17 en 1982.