Avant Jeremiah
En 1982, Hermann reconnaît dans une interview (Hermann, éditions Alain Littaye – voir Monographies) qu’il lui arrive d’être impulsif lorsque s’exprime une forme de violence qu’il porte en lui, et qu’en 1975, sous le pseudonyme de « Hair Mann », il avait ressenti le besoin d’extérioriser cette partie sombre. Ce fut L’aimez-vous saignant ou bien cuit ?, dont le titre devint dans l’édition album Le massacre (Abominable, 1988 – voir Albums isolés).
Par ce récit de quelques pages, Hermann s’en prend aux criminels de tout poil envers lesquels il estime qu’on montre beaucoup de compréhension. Selon lui, on s’attendrit trop devant ces crapules alors que rien n’est fait pour aider les victimes ou les gens dans le besoin. Comme il sentait cette colère bouillir en lui et bien que l’usage de la violence contre des innocents le répugne, il dessine et scénarise lui-même ce récit. Mais Hermann ne cherche pas seulement un exutoire à ses indignations, il a également une idée derrière la tête : se servir du personnage principal, une sorte de justicier à la Charles Bronson dans Death Wish (Un justicier dans la ville), pour lancer une nouvelle série.
Pour ce faire, il s’inspire d’un fait divers atroce qui a secoué l’opinion publique quelques années auparavant : l’assassinat de 5 personnes en 1969 à Bel-Air (Californie), dont Sharon Tate, épouse de Roman Polanski, par des membres de La Famille de Charles Manson. A l’image de ces meurtres, le récit imaginé par Hermann atteint une violence rarement rencontrée en bande dessinée où l’on voit le justicier assassiner un à un les assassins.
Mais une fois arrivé au bout de cette première histoire, Hermann n’éprouve plus le besoin de poursuivre dans cette voie. Il l’affirmera d’ailleurs : « La violence, c’est comme les histoires de cul : on en a vite fait le tour. »
De prime abord, on peut penser qu’Hermann a pris son pied à dessiner ces dix planches où la violence met le cœur au bord des lèvres. Et on se tromperait lourdement. Cette histoire sur le fil du rasoir n’a servi qu’à évacuer une indignation qu’il portait en lui et qu’il porte encore. Il lui fallait recracher cette bile amère. Ce qu’il a fait, dans la douleur. Comme il le fera bien plus tard, dans un tout autre contexte, avec Sarajevo Tango. Car la violence gratuite, Hermann la déteste. Mais il déteste encore plus l’hypocrisie qui préfère ne pas regarder en face la réalité. Raison pour laquelle il se complaît à pointer du doigt les travers de l’humanité : « Voilà les acteurs, voilà ce qui se passe, et voici comment je réagis ». Que cela plaise ou non, il s’en fiche.
Malgré l’abandon de ce projet, Hermann conserve toutefois le désir de voler de ses propres ailes. Comme une petite graine qu’il a enfouie dans un coin de sa tête, elle finira par germer quelques années plus tard. Ce sera Jeremiah et on y retrouvera la même délectation chez Hermann à dénoncer les agissements de ses contemporains.
Jeremiah
La saga de Jeremiah se déroule aux Etats-Unis dans un futur proche. La première planche de La nuit des rapaces nous résume brièvement la situation.
Vers la fin du 20ème siècle, l’Amérique est secouée par de violentes émeutes raciales : d’un côté se trouvent les Blancs (WASP) et de l’autre les Noirs (Black Power). Cette haine incontrôlable dégénère en une guerre civile sans pitié. La folie humaine va aboutir à un geste fou : un homme, dont on ne connaîtra jamais l’appartenance ethnique, appuie sur le bouton rouge. Le grand champignon atomique se charge de mettre tout le monde d’accord. Cette solution ultime plonge la civilisation américaine en plein chaos et la ramène plus de 200 ans en arrière. Elle ne laisse pas beaucoup de monde debout : une dizaine de millions dans toute l’Amérique.
Privés d’une civilisation structurée, les survivants tentent de recréer des communautés, de rebâtir sur les ruines un fond social constitué d’une mosaïque de groupes humains de couleurs et de modes de vie différents. Mais avec Hermann, l’humain reste l’humain et les erreurs du passé refont petit à petit surface, certes à une plus petite échelle, et les plongent dans un nouveau marasme. Des bandes de pillards sèment la terreur dans cet univers où il faut se défendre de tout : de la nature, des animaux sauvages et, surtout, des hommes. Hermann s’inspire du temps lointain des pionniers pour en faire un western post-apocalyptique régi par une sale loi, celle du plus fort.
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L’idée de créer Jeremiah est venue à Hermann après la lecture de Ravage, de Barjavel, qui décrit des lendemains d’une guerre nucléaire. Mais là s’arrête la référence car Jeremiah est une sorte de ballade américaine, résolument pessimiste, sur fond de poésie rude et dépourvue d’inutile sensiblerie. Quoi de plus normal, c’est du Hermann après tout !
Une œuvre réaliste et satirique
La saga Jeremiah, à l’allure futuriste, est en prise directe sur notre monde actuel et ses problèmes : les Noirs, les Indiens, le racisme, l’esclavagisme, la drogue, les sectes, le racket, la corruption de la justice, la mise en liberté des assassins et des pédophiles, la peine de mort, l’électoralisme, etc. Les communautés sont toujours isolées, car il n’y a pas de liaisons entre elles. Les échanges restent modestes et restreints. Ces micro sociétés sont souvent dirigées par un leader qui abuse de son pouvoir. Et lorsque plusieurs dirigeants se partagent le pouvoir, ils le font grâce à un habile jeu d’équilibre. Ne dit-on pas que les requins ne se mangent pas entre eux ?
Ainsi, même lorsqu’un leader se trouve être honnête et loyal, une âme corruptrice et malveillante débarque pour rapidement le manipuler ou le dévoyer. Pessimiste, on vous disait.
Quant au peuple, il se tient docile tant qu’il reçoit ce qu’il désire : du pain et des jeux. En voici deux exemples :
- Il distrait la populace des véritables enjeux et permet d’engraisser le leader. Parfois, le jeu du pouvoir est équilibré par le jeu lui-même. Ainsi, dans La ligne rouge chaque clan a son champion de catch, et chaque match met en jeu un pourcentage du racket. Le perdant du match est condamné à mort par son clan.
- Le jeu se fait rite lorsqu’une secte est au pouvoir. Dans Strike, Le patron de la salle de bowling fait du rabattage. Il livre des fillettes à un gourou. Celui-ci les drogue, leur lave le cerveau avant d’en abuser sexuellement.
Esthétique hyperbolique et dérision
Dans la majorité des histoires, les décors sont somptueux et originaux. Ils soulignent la démesure et la mégalomanie des leaders déments. Et permettent à Hermann de nous offrir de véritables prouesses graphiques.
On pense à la cathédrale d’eau dans Simon est de retour, la statue dans Alex, le richissime couvent dans Strike ou la cage aux oiseaux du chef fellinien de La nuit des rapaces. Ces décors souvent baroques confèrent une dimension satirique au récit (qui n’en manque pas).
Le personnage Caesar dans Ave Caesar est un grotesque et inculte avatar des empereurs romains. Il trouve des habits tyroliens et les enfile, croyant que César les portait. Hermann a aussi l’humour hyperbolique. Et cruel.
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Dans Trois motos… ou quatre, on atteint un sommet délectable dans la cruauté avec une planche finale finissant sur un gag… qui coupe les jambes : Winston, malheureux cul-de-jatte à la mémoire défaillante, ne se souvient plus qu’il a offert à sa fiancée Daisy, qui vient de perdre ses deux jambes dans un règlement de compte… une superbe paire de bottines. Hermann force encore le trait avec l’illustration qui clôt l’album. On y voit Daisy, dans la célèbre position de Marilyn Monroe, sur une bouche d’aération qui soulève sa robe de mariée découvrant deux prothèses grossièrement fabriquées sous le regard amusé de Winston dans sa chaise roulante.
Corps et sexes impudiques
L’univers de Jeremiah est un univers de chair, d’os… et de conduits. Hermann qui assume désormais pleinement son statut d’électron libre s’amuse à secouer la BD de papa : ses personnages mangent, pissent, baisent comme tout le monde. Et Hermann le montre. Par exemple, à plusieurs reprises, l’action se déroule dans les urinoirs, (Boomerang, Strike…). Ici, c’est un pigeon qui lâche sa fiente dans le verre de Kurdy ; là, une personne qui se voit contrainte de vomir.
Il y a peu de place pour les sentiments dans Jeremiah. Non pas que les personnages n’en éprouvent pas mais dans ce monde d’hommes, il n’est pas bon de montrer ses faiblesses. Les hommes recherchent les femmes pour assouvir leurs besoins sexuels, pas pour trouver l’âme sœur.
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Seul Jeremiah, plus sensible et mieux éduqué que Kurdy, se laisse de temps à autre aller à des sentiments envers des femmes. Dans un premier temps, il tombe amoureux de Cheryl (Un cobaye pour l’éternité) puis surtout de Lena avec laquelle il va faire un petit bout de chemin. Mais, préférant l’inconfort de l’aventure à la rassurante routine de la vie de famille, il reprend la route.
Violence et mythe de Sisyphe
Le monde post-atomique est livré à lui-même, sans ses garde-fous civilisationnels que sont les lois et la police pour les appliquer, ce qui conduit indéniablement à une violence omniprésente. On tue avec toutes les armes possibles : on étrangle, on immole, on électrocute, on tue à l’arme à feu, au couteau, à la scie à disque, avec un marteau, on pend, on crucifie, on jette dans le vide, on torture, on fouette. On humilie en pissant sur les souliers ou en coupant les cheveux. Le pardon n’est guère de mise ; la vengeance, en revanche, fleurit partout. Car, dans ce monde-là, la vie ne vaut pas lourd.
Dans bon nombre d’aventures, le tyran est renversé, un ou deux sbires tués et l’une ou l’autre victime sauvée de l’esclavage. Mais rapidement une nouvelle structure coercitive se reforme après le passage des héros et un autre tyran prend la place de son prédécesseur. Les héritiers sauvages illustre particulièrement bien le cas du dictateur détrôné. Dans les dernières aventures, une nouvelle tendance s’installe : les chefs sont intouchables, ce sont toujours les subalternes qui trinquent. Jeremiah évolue à mesure que la conscience politique d’Hermann se développe.
Nature et civilisation
Un contraste très présent existe entre les constructions urbaines, ou ce qu’il en reste, et la nature sauvage. D’un côté, Hermann nous montre des gratte-ciels, des laboratoires, des hameaux fortifiés, des secteurs industriels à l’abandon… De l’autre, la nature est dépeinte par des campagnes désolées, des marécages, des forêts menaçantes, des déserts torrides. Le tout forme un ensemble hétéroclite qui ne semble n’avoir rien en commun si ce n’est de n’offrir aucun abri rassurant au voyageur de passage.
Les sectes
Le thème du fanatisme religieux le hantait depuis longtemps. C’est le suicide collectif de la secte de Jim Jones, au Guyana, qui lui servit de déclic. Dans La Secte, Il présente un gourou manipulateur et halluciné qui possède un ascendant très puissant sur ses ouailles. L’ensemble du récit baigne dans un climat fantastique combiné avec des éléments réalistes, comme ces mannequins reproduisant les victimes de la secte que l’on devine dans le brouillard. En effet, les personnes qui ne veulent pas se soumettre à la loi de leur dieu Inemokh (fausse anagramme de Khomeini) sont froidement assassinées.
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Dans Strike, Hermann nous présente un gourou pervers qui drogue ses victimes avant d’en abuser.
Hermann remet ça
Lors d’une interview, Hermann déclare : « Il y a quelques années, à Liège, un homme a violé et tué un enfant. Parce qu’il était malade et déclaré irresponsable par les psychiatres, il a été enfermé dans une clinique psychiatrique. Un peu plus tard, il fut libéré, et juste dix jours après, il recommence : un autre enfant, un nouveau viol, un nouveau meurtre. Ce voyou n’aurait jamais dû être libéré. » Révolté par de telles décisions, il estime qu’on devrait pouvoir exécuter de pareils monstres.
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Dans Simon est de retour, Sebastian Sikorsky est un excentrique fortuné, qui vit grâce à son commerce et sa production illégale d’héroïne. Il réussit, grâce à de bons avocats, un excellent psychiatre et beaucoup de fric, à faire libérer de prison Simon, son frère, accusé de pédophilie. Kurdy abattra Simon sans pitié (car il a peint sa mule en jaune !), avant de liquider son psychiatre car il avait fait libérer le premier nommé. Il est clair que ce n’est pas Kurdy qui tue le psychiatre mais bien Hermann. Après l’exécution de Dobbs par Red Dust, Hermann hausse encore le ton, ce qui lui vaut d’être voué aux gémonies par bon nombre d’avocats et de journalistes qui n’hésitent pas à lui accoler définitivement l’étiquette d’auteur infréquentable.
Les meurtres de Jeremiah
Dans les premières aventures, Jeremiah colle encore à l’image du héros traditionnel hérité de l’école Tintin et ne tolère pas que l’on tue. Il croit en la justice et l’honneur de la parole donnée. Dans La nuit des rapaces, alors que Kurdy se fait torturer, Jeremiah menace les agresseurs de son fusil mais n’ose tirer sur le tortionnaire. Il tire à plusieurs reprises à côté de celui-ci. Dans Les yeux de fer rouge, il tue son adversaire d’un coup de poing, involontairement. Puis, à mesure qu’il mûrit et que prend corps son dégoût pour ses semblables, il n’hésite plus à tirer. On assiste à une ascension justicière, en quelque sorte.
Au fil des albums, sans doute inspiré par l’insensibilité – et l’impunité – de Kurdy, il choisit de tuer, même quand une solution moins drastique est possible.
Trois exemples :
Trois motos… ou quatre : il tue un bandit avec un marteau.
Le cousin Lindford : il n’a pas de scrupule à tendre un piège mortel à son poursuivant.
Un port dans l’ombre: il n’hésite pas à abattre Ruben, l’ado tueur.
Quoi qu’il en soit, Jeremiah reste en concordance avec l’humeur politique d’Hermann qui, au fil des années, a perdu toute forme de compassion pour la majorité de ses contemporains, ou peu s’en faut. La série demeure à ce jour son œuvre la plus personnelle, à l’exception peut-être de Sarajevo Tango, et le vecteur par lequel Hermann évacue toutes ses indignations, ses frustrations, ses colères et ses humeurs. Lisez Jeremiah et vous saurez qui est Hermann.
Varia
La série Jeremiah ne révèle pas seulement Hermann en tant qu’auteur complet. Elle porte également à la lumière un nouveau tandem qui va marquer l’histoire de la BD. Cette fois, il ne s’agit pas d’un binôme scénariste/dessinateur mais celui que composent un dessinateur et son coloriste. En effet, au cours de l’année 1979, Hermann fait la connaissance d’un jeune coloriste nommé Fraymond. Il est à ce point impressionné par son talent qu’il lui confie la colorisation des tomes 3 à 12 avant que ce dernier ne tire sa révérence et s’envole vers d’autres horizons, au grand désespoir de la majorité des fans d’Hermann.
« Si vous savez dessiner, vous savez écrire »
Cette petite phrase qui s’affichait sur les quatrièmes de couverture des premières éditions de Jeremiah a longtemps agacé Hermann. En effet, contrairement à l’idée reçue, elle n’est pas de lui mais des éditions Dupuis (en réalité, de son beau-frère, Philippe Vandooren) qui la lui ont attribuée sans lui demander son avis. Il ne se doutait pas qu’elle lui vaudrait autant de commentaires désobligeants et, au final, injustifiés. Car cette assertion ne cadre absolument pas avec la philosophie et l’approche qu’il a de son métier, à savoir que tout accomplissement trouve sa source dans la douleur et le travail et que rien n’est dû. Il savait dessiner, il a appris à écrire à force d’opiniâtreté.
A l’occasion de deux tirages de luxe, Les yeux de fer rouge et Un hiver de clown, Hermann produit deux planches inédites en noir et blanc.
Enfin, si depuis 1995 et « Sarajevo Tango » Hermann se consacre essentiellement à la couleur directe, il lui est arrivé de pratiquer quelques entorses à cette tendance en produisant, entre autres, deux albums de Jeremiah à l’encre de Chine : « Fifty fifty » et « Le panier de crabes. » Il revient ensuite à la couleur directe.
En marge de la série, Hermann réalise également deux planches autour du personnage de Kurdy intitulées Le cauchemar de Kurdy et magnifiquement mises en couleur par Fraymond.
Dans le Spirou n°3725 de 2009, Hermann réalise un gag en une planche à l’occasion du Grand Prix Spirou.