Infos générales :
> Trilogie USA t.1
> Liens de sang
> Collection Signé
> 52 pages
> Publié en 2000
Editeur :
> Le Lombard
Scénariste :
> Yves H.
Dessinateur :
> Hermann
Résumé :
Début des '50. Jeune flic débarqué d'une brigade de province, Sam Leighton découvre la réalité sordide d'une grande métropole américaine où la police, à commencer par ses officiers supérieurs, semble peu pressée d'élucider une série de crimes horribles. Est-elle corrompue ou terrorisée par le gang mafieux qui contrôle la ville et que dirige l'imprenable Joe Beaumont ? Ce parrain dont la puissance n'a d'égale que la paranoïa, ne se hasarde hors de son repaire que pour se délecter des ondulations de sa femme, la superbe Gladys, chanteuse de cabaret qui noie ses frustrations dans l'alcool... (Lombard)
Lire aussi le dossier de presse.
Infos générales :
> Tirage de tête
> Liens de sang
> Editions Semic
> 68 pages non reliées (avec 13 pages de croquis et 3 sérigraphies)
> Publié en 2000
Analyse :
Par Patrick Dubuis.
De prime abord, à la lecture de « Liens de Sang », tout nous porte à croire qu’on a affaire à une aventure policière classique. On plonge en plein dans les années cinquante, dans les bas-fonds d'une ville américaine gouvernée par la criminalité et la corruption. Du moins, au début, tous les ingrédients sont là pour nous le faire supposer.
Un jeune flic, Samuel Oedipus Leighton, débarque plein d’ambition d'un bled perdu dans la campagne afin d’intégrer la police criminelle d'une grande ville pourrie. Il ne tarde pas à se retrouver mêlé à une affaire inextricable.
L'aventure se déroule dans une atmosphère pernicieuse et corrompue. Tout on long de l’album, on se retrouve plongé dans une atmosphère de pluie et de brouillard. L'atmosphère du cabaret est particulièrement bien décrite : c'est un nid de malfrats géré par un chef de la pègre. On a l'impression de pénétrer dans ce cabaret et entendre jusqu'à la voix de Gladys qui susurre « Heaven… I'm in Heaven ».
En réalité, Liens de Sang navigue dans les eaux troubles du polar fantastique. La ville est comme une métaphore de l'enfer, elle prend les traits de Pandémonium. Dérouté, on perd tout repère du réel et tout dès lors devient possible.
Yves H. a composé, avec brio une histoire bien réfléchie, remplie d'ellipses. L'interprétation devient incertaine, voire ambiguë. Il nous lance constamment sur de nouvelles pistes, pour nous les faire abandonner aussitôt. On est manipulé tout au long de l'histoire, car à peine croit-on avoir compris les ficelles de l'intrigue, que l'on réalise qu'on a été trompé.
Samuel fait l'objet d'une vengeance machiavélique : lorsque l'on a affaire à un esprit maléfique, les dés sont pipés à l’avance car il gagne toujours. Dans les dernières pages, les couleurs gaies et chaudes nous révèlent que nous évoluons dans une séquence onirique.
La corruption
L'argent permet, malheureusement, aux associations criminelles de dévoyer les forces de l'ordre. On s'en rend compte grâce au lieutenant Vandenbosh qui a pour charge, au sein de la police, d'étouffer les affaires qui concernent le gang mafieux de Joe Beaumont.
La vengeance et le démon
Gladys, la mère de Samuel, était la femme de Joe Beaumont. Elle l'avait épousé car il lui promettait une belle carrière. Malheureusement, Gladys tombe amoureuse de Josh, un des hommes de main de Beaumont. Beaumont ne tarde pas à être mis au courant de la liaison de sa femme et de Josh. Josh assassine Beaumont afin de pouvoir vivre pleinement et librement son amour avec Gladys.
Seulement, Joe Beaumont est un démon et dès lors les lois de la nature ne s’appliquent plus. Ainsi, bien que sauvagement poignardé, il ne meurt pas car un démon est immortel. Il l’annonce cyniquement à la fin : « Rassurez-vous, Trevor. Ce n'est pas le premier cancer venu qui aura la peau de Joe Beaumont ! Ah ! Ah ! Ah ! ». A ce propos, il est à plusieurs reprises fait allusion au diable : « C'est à croire que tu as vu le diable. », « […] C'est le diable que nous allons coffrer, tous les deux ! », « …Mais pour avoir le cul dans le beurre, il leur a fallu vendre leur âme au diable. A Monsieur Joe !»
Beaumont décide de se venger de Josh et Gladys en infigeant à Gladys et Josh le même sort que dans le mythe d'Œdipe : Samuel est la victime désignée car il est le fruit des amours de Josh et Gladys.
Joe séquestre Josh dans son building et le fait passer pour lui. Afin de donner le rôle d'Œdipe à Samuel, il prend l’identité d'un détective, Philip Meadow, bien décidé à faire tomber Beaumont. Grâce à ce stratagème, Meadow est mis au courent de toutes les taupes qui trahissent l'empire de Beaumont. Il les exécute une à une et signe ses méfaits d’une croix au couteau sur le visage.
Plusieurs indices nous mettent sur la piste du surnaturel. Le taxi par exemple. Le chauffeur lui avoue que c'est un quartier où les taxis ne se rendent pas tant il est mal famé, et pourtant il s'y trouve. « Toi, tu dois l'avoir bordé de nouilles ! Dans ce coin, c'est un taxi tous les dix ans… Même en plein soleil, ce quartier me fout les jetons. J'sais pas ce qui t'a amené dans ce trou… ». Le taxi passera étrangement devant le club « Blue Indigo », une boîte mal fréquentée. Précisément là où Samuel doit se rendre. La présence de la splendide voiture rouge dans un des quartiers les plus pourri de la ville est une preuve de surnaturel. La rencontre de Samuel avec sa mère, lorsqu'elle avait la vingtaine, est expliquée à nouveau par le surnaturel. Samuel est ainsi baladé entre les années cinquante, lorsque l'aventure a commencé, et les années trente au moment où ses parents se sont rencontrés. Tout le monde est manipulé, car étrangement Gladys se sent attirée par Samuel, qui s'avère être son fils.
Samuel et le mythe d'Œdipe
Dans la mythologie grecque, Œdipe est le fils de Jocaste et de Laïos, roi de Thèbe. A sa naissance, un oracle avertit ses parents qu'il tuera son père et épousera sa mère. Il est alors éloigné du palais. Adulte, il fuit sa patrie pour échapper à la prédiction et, sur son chemin, se querelle avec un voyageur et le tue. Ce voyageur, c'est Laïos, son père. Arrivé à Thèbes, il répond aux énigmes que lui pose le Sphinx et la créature meurt. En témoignage de gratitude, les habitants de Thèbes le nomment roi et il épouse Jocaste sa mère. La ville de Thèbes est alors ravagée par la peste et Œdipe décide de rechercher l'assassin de Laïos. Une enquête lui révèle que ce coupable, objet de la colère des dieux, n'est que lui-même. A cette nouvelle, Jocaste se pend…
Samuel, grâce à l'aide de Meadow, décide d'attaquer le mal par la racine. Il veut pénétrer dans l'empire de Beaumont et l'arrêter. Diaboliquement, lui et sa mère, sans savoir qu’ils sont liés par le sang, couchent ensemble et commettent ainsi un inceste. La première partie de la vengeance de Beaumont est consommée.
La seconde conduit Samuel à tuer Josh qui est son père alors qu’il croit tuer Joe Beaumont. Il réalise ensuite qu'il a tué son père et que sa mère, Dora, s'appelle en fait Gladys. Il prend ainsi conscience qu'il a commis un inceste. Quand Dora/Gladys reçoit de Beaumont les photos compromettantes, elle réalise qu'elle a couché avec son fils, et que celui-ci a tué son père : elle se suicide.
Manipulé
Samuel a le profil de l'anti-héros. A l'instar du lecteur, il se fait manipuler, à ses dépens, tout au long de l'aventure. Samuel est un novice qui prend conscience trop tard qu'il est la pièce centrale d'une vengeance machiavélique. L'enquête regorge de fausses pistes et d'indices factices qui le conduisent à ne plus savoir que croire. Samuel n’est qu’un pion sur l'échiquier mis en place par Beaumont.
Références
La première case de la planche 8 reprend la célèbre photo de James Dean marchant sous la pluie sur Times Square. La dernière case de la page 39 est la réplique presque trait pour trait du tableau d'Edward Hopper, Nighthawks.
Interview de Yves H. (mars 2001)
Le récit est-il réaliste, ou est-ce une histoire surréaliste ?
C'est bien sûr un récit fantastique avant d'être un polar. Le début ne sert qu'à mener le lecteur en bateau.
L'histoire se déroule dans les années 50. Josh et Gladys doivent avoir la cinquantaine. Lorsque l'on voit le couple Josh-Gladys jeune, est-ce un duo de jeunes utilisés par Joe, ou est-ce la preuve que le temps est détourné ?
Il y à l'évidence ce que je pourrais appeler un jeu d'interconnexions temporelles entre l'époque qu'ont connue les parents de Sam (Gladys et Josh) et celle dans laquelle évolue Sam.
Sam vit bien à son époque mais, par plaisir machiavélique, le diable (Joe Beaumont) fait remonter le passé à la surface pour rendre Sam (…et le lecteur) fou ! De cette manière, Sam - et le lecteur avec lui - découvre la vraie personnalité de ses parents et donc son passé.
Plutôt que d'user de flash-backs pour expliquer à Sam les raisons de cette machination, Joe Beaumont s'amuse à mettre Sam en présence de ses parents tels qu'ils étaient lorsqu'ils étaient jeunes et à ses ordres. Ainsi, les flash-backs viennent se greffer dans la réalité. De plus, c'est cette collision entre le passé et le présent mêmes qui va mener Sam là où Joe Beaumont le veut : à sa vengeance sur Gladys et Josh qui jadis l'ont trahi.
Les personnages de Beaumont - Meadow - Le Diable, sont-ils la même personne ?
Absolument. Même si je ne sais s'il faut appeler Joe Beaumont-Phil Meadows le Diable en personne. Peut-être n'est-il qu'un démon, une incarnation du Mal qui n'a rien de véritablement religieux. Mais il a des pouvoirs surnaturels qui lui permettent de tendre à l'immortalité - il survit aux coups de couteaux de Sam et au cancer - et de jouer avec le temps vu que celui-ci n'a pas de prise directe sur lui.
Gladys épouse le Diable. Est-ce inspiré de ces histoires où un personnage vend son âme au diable ?
Indirectement. Je pense que lorsqu’une personne devient, par le mariage ou le boulot, intime avec un être aussi malfaisant que Joe Beaumont, sa destinée lui est liée. Il n'est pas question ici de pacte avec le Diable. Gladys a épousé un type très riche qui, pensait-elle, la propulserait sous les feux de la rampe et en ferait une star de la chanson ou du cinéma. Malheureusement pour elle, le calcul était mauvais. Son rêve s'est brisé, d'où son désespoir. C'est ainsi qu'elle va tomber amoureuse de Josh ; mais pour vivre cet amour, il lui faut se débarrasser de Joe… Cruelle erreur car elle va éveiller le désir de vengeance de Joe Beaumont.
Quel est le rôle de ses fameuses tâches vertes ?
Ces taches vertes, on les retrouve à la fin, derrière la tombe de Sam. Comme je l'ai dit, il s'agit d'un récit fantastique et non d'un polar. Elle ne joue aucun rôle dans l'enquête qui doit mener à Joe Beaumont. Elles ne sont là que comme un signe du destin funeste de Sam. Lui seul les voit ou y attache de l'importance dès le départ mais sans en comprendre la signification. Selon moi, c'est Joe Beaumont lui-même qui les a mis sur sa route en guise d'avertissement : cette enquête va le mener tout droit dans la tombe.
Je m'aperçois que dans ce récit tu as repris assez librement le mythe d'Œdipe. Qu'est-ce qui t'as motivé à t'en inspirer ?
D'abord, lorsque mon père m'a proposé cette collaboration, je me suis dit qu'aborder le thème - même par la tangente - « relations père-fils » était impératif. Histoire de tuer dans l'œuf (grand naïf que j'étais !) les soupçons concernant le fait que « papa tente de caser le fiston. » Ça, c'était le point de départ. Ensuite l'histoire a pris petit à petit forme et j'y ai ajouté le thème du complexe œdipien. Cette idée a germé en partie du fait du prénom de ma femme, Iocasta, qui est l'équivalent roumain de Jocaste, à savoir la mère d'Œdipe que celui-ci épouse après avoir tué son père.
Lorsque Sam et Meadow font irruption chez Hazelby, est-ce que Hazelby récite un texte imposé par Beaumont ? (Car une personne qui se fait menacer d'un couteau et qui se soucie de son téléviseur c'est assez intriguant)
Hazelby est comme tous ceux qui travaillent pour Beaumont : un fantoche. Il vit sa vie propre mais s'est fait « acheter » par lui. Néanmoins, ce qui le pousse à parler n’est pas explicité. L'important est ce qu'il dit. Donc, les deux options sont acceptables : soit il balance réellement le passé de Beaumont, soit il dit ce que celui-ci lui dicte de dire. C'est au lecteur de décider. Pour ma part, j'ai une petite préférence pour la deuxième, vu que toute l'enquête n'a de but que de faire perdre à Sam ses repères afin de lui faire assassiner son père.
La police est-elle sous le contrôle de Beaumont ?
Etant donné que Beaumont agit comme un parrain de mafia surpuissant, il jouit de solides protections au sein de la police et de tout le système judiciaire local. Là, je n'invente rien !
La version longue d'une interview qui date de la sortie de l'album : https://chroniquesdasteline.blogspot.com/2020/09/interview-de-hermann-yves-h-les-20-ans.html?fbclid=IwAR0fGBTl73GCuIrVtz0NUZ36xhrZlMn8aI5lmPZYgXW6WGpUGssojZvVRUQ
La version longue d'une interview qui date de la sortie de l'album : https://chroniquesdasteline.blogspot.com/2020/09/interview-de-hermann-yves-h-les-20-ans.html?fbclid=IwAR0fGBTl73GCuIrVtz0NUZ36xhrZlMn8aI5lmPZYgXW6WGpUGssojZvVRUQ
"(...) Quand je reprends ce bouquin, franchement je trouve qu’il tient la route. J’ai envie de dire qu’il est mieux encore qu’à l’époque où je l’ai fait"
Je dirais tout comme le Sanglier, j'ai vraiment adoré cet album et son univers étrange. Peut-être fut-il décrié à sa sortie par les amateurs d'Hermann, qui attendaient du western ou de l'action, moi même je fus surpris, mais j'y suis revenu très souvent par la suite.
Il fut démonté sur les forums généralistes style BDParadisio et BDGest (comme un peu tout ce qui se rapporte à ma petite personne, mais soit). En revanche, je suis assez étonné de voir qu'en séances de dédicace (vous savez, ce truc de l'ancien temps où les auteurs faisaient des petits crobars pour les lecteurs) pas mal de gens me disent qu'ils ont beaucoup aimé cet album.
Ce qui prouve :
1- qu'il ne faut pas toujours se fier à l'avis de ceux qui gueulent le plus fort
2- qu'Internet a un effet loupe parce que son espace est précisément accaparé par ceux qui gueulent le plus fort.
Je suppose aussi que le temps joue pour lui, comme pour beaucoup d'albums. Même s'il est encore assez récent par rapport à la production du sanglier, il y a une forme de nostalgie qui progressivement s'y est attachée. Une sorte d'effet Madeleine de Proust. Rien de comparable aux Comanche, Bernard Prince ou premiers Jeremiah mais quand même...
Ha, bah, oui, les forums... 🤔
Tout le monde peut bien donner son avis, perso, ça ne me dérange pas du moment que ça ne viré pas au règlement de compte perso et que ça reste courtois.
Moi, j'ai bien aimé cet album, assez singulier, tout comme j'ai bien aimé Manathan Beach. Je trouve ces albums complexes, on les apprécie davantage lors de lectures ultérieures grâce au multiples détails que tu glisses ici ou là... Et ce découpage très très cinéma.
L'accueil qu'il reçoit en séances de dédicaces me fait plaisir, je me sens moins seul 🤗