Infos générales :
> One shot
> Sarajevo Tango
> Collection Aire Libre
> 52 pages
> Publié en 1995
Editeur :
> Editions Dupuis
Scénariste :
> Hermann
Dessinateur :
> Hermann
Résumé :
Entre colère et indignation, c'est l'aventure qui mène la danse.
En échange d'un paquet d'argent, Zvonko Duprez, ex-légionnaire travaillant à son compte, va tenter de ramener une fillette en Suisse, dans les bras de sa mère. Pour une sordide question d'héritage, le second mari de sa mère ne souhaite pas que cette opération de sauvetage réussisse et lance un tueur aux trousses de Duprez. Entre les obus qui explosent dans Sarajevo, les balles anonymes et mortelles des snipers, le froid glacial de l'hiver, le manque de vivres et de médicaments, l'impuissance concertée des puissants, c'est l'aventure qui mène la danse. Mais plus que jamais, la réalité dépasse la fiction.
Dans ce pamphlet qui ne néglige pas l'aventure, Hermann, indigné, laisse libre cours à sa colère. (Dupuis)
Lire le dossier de presse (Dupuis)
Remarque :
Premier album réalisé en couleur directe.
Infos générales :
> Tirage de tête 1x1
> Sarajevo Tango
> Editions Dupuis
> 62 pages (dossier de 10 pages)
> Publié en 1995
Analyse :
Par Patrick Dubuis et Yves H.
Historique
Tout d'abord, il faut voir la Yougoslavie (celle d'avant les événements) comme un pays créé de toute pièce dans la foulée du démantèlement de l'empire austro- hongrois, mort de sa belle mort à la fin de la première guerre mondiale. Cet état hétéroclite composé de régions slaves qui n'avaient comme point commun de n'être ni hongroises ni autrichiennes, ne dut sa naissance qu’à la volonté des grandes puissances européennes de stabiliser à n’importe quel prix cette région troublée – Sarajevo fut le théâtre d’événements qui entraînèrent le début des hostilités en 1914 – en la dotant d’une monarchie constitutionnelle très à la mode à l’époque et qui avait fait ses preuves dans plusieurs pays instables comme la Roumanie ou la Belgique. Cette solution avait deux mérites : celui d’exister et celui d’éviter que cette région ne tombe dans la zone d’influence de l'épouvantail allemand.
La Yougoslavie de l’époque était composée de 6 républiques fédératives correspondant chacune à une région historique et qui sont : La Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, augmentée des régions autonomes de Vojvodine, du Kosovo et de la Macédoine.
Les différentes nationalités y entretenaient une agitation permanente malgré un pouvoir central fort. C’est ce que l’on avait coutume d’appeler la « poudrière des Balkans. »
Pourquoi "poudrière" ? Principalement, au départ, pour des raisons religieuses. La Serbie est orthodoxe, la Croatie catholique et la Bosnie, en plus d’une forte présence croate et serbe, est majoritairement musulmane - les Ottomans y avaient séjourné de longs siècles durant.
Il faut donc remonter au moyen-Age pour comprendre les racines du mal yougoslave. Au départ, la Yougoslavie (qui n'était pas unifiée) était chrétienne, orthodoxe à l'est et catholique à l'ouest (influence occidentale et vénitienne, puis austro-hongroise en Croatie) : quand les Turcs ont envahi ces régions, les Orthodoxes ont menés de sauvages combats contre ces armées, entre autres en Bosnie actuelle qui était peuplée déjà de Serbes et de Croates. Or, certains Serbes de l'époque (+/- XIV- XVème siècle) ont "pactisé" avec l'ennemi musulman et se sont convertis, créant par là-même la population musulmane de Bosnie (donc ethniquement serbe, ce qui explique la dénomination bancale de « musulmane » pour une population dont ce n’est que l’origine religieuse et non ethnique). Les Serbes n’ont jamais pardonné cette trahison, cultivant haine et mépris pour ces renégats et entretenant un rêve de vengeance.
La rancœur serbe envers les Croates date elle de la deuxième guerre mondiale. A l'époque, la Yougoslavie était occupée par l'Allemagne nazie : la Croatie joua plutôt le jeu de la collaboration et les Serbes celui de la résistance. A nouveau, les Serbes se sentaient trahis par les leurs : leurs compatriotes yougoslaves, les Croates, avaient comme les Serbes de Bosnie au moyen-Age optés pour le camp des ennemis. Le ressentiment serbe déjà bien ancré envers les Croates n’allait faire que s’amplifier.
Après la seconde guerre mondiale et le traité de Yalta, Tito, leader socialiste croate, prit la tête d’un état fédéral regroupant ces six nations. Son rôle de chef de la résistance aux nazis et son refus d’un Etat intégré au bloc communiste favorisa le maintien de l’union.
Pendant près de quarante ans, il tenta de greffer un nationalisme yougoslave sur les nationalismes régionaux toujours tenaces et mis sous l'éteignoir par le régime socialiste. Mais à sa mort, des premières lézardes apparurent. Son décès puis l’effondrement de l’empire communiste laissèrent le champ libre aux revendications nationalistes et indépendantistes. Pourtant, ce fut du palais présidentiel yougoslave que monta une voix plus belliqueuse et vindicative que les autres : celle du président lui-même, Slobodan Milosevic, qui exhorta le peuple serbe à ne plus se laisser duper par les autres peuples de cette Yougoslavie devenue ingérable. Les Serbes trouvèrent leur héraut et leur champion. Tous derrière lui, ils n’eurent plus qu’une idée en tête : retrouver leur fierté ; si les autres peuples choisissent de les trahir une fois encore, ce sera la guerre.
Les Serbes rêvaient de reconstituer la Grande Serbie entrevue au moyen-Age puis rapidement renvoyée aux oubliettes de l’Histoire, regroupant toutes les populations d’origine serbe que compte le pays alors que les Slovènes et les Croates de leur côté aspiraient à l’indépendance. Ethniquement homogène, La Slovénie fut la première à quitter le navire yougoslave, étant la plus capable d’assumer économiquement son indépendance.
L’armée yougoslave à 80% aux mains des Serbes, ne broncha pas. La Slovénie n’était pas un véritable enjeu pour Slobodan Milosevic : il n’y avait pas de Serbes (ou si peu) vivant en Slovénie. Il n’y avait pas de véritable contentieux historique non plus entre ces deux peuples trop différents.
Mais ce fut au tour de la Croatie de clamer son indépendance. Milosevic réagit instantanément. S’il y eut quelques escarmouches dans la nouvelle capitale croate Zagreb, ce fut à l’est de celle-ci et principalement en Slavonie que la guerre prit une véritable tournure de guerre civile avec le massacre de la ville martyre de Vukovar. Car c’est dans cette région de Croatie que vivaient de nombreux Serbes. Ni les Serbes ni les Croates ne voulaient lâcher ces territoires. Et s’il fallait un jour les lâcher, se dit Milosevic, autant que rien ni personne d’origine croate ne restât debout.
La Bosnie de son côté ne pouvait désormais résister plus longtemps à la fureur destructrice des nationalismes antagonistes, elle qui abritait Serbes, Croates et « Musulmans. » Et de fait, elle ne résista pas. La folie meurtrière déferla sur son sol, envoyant sur les routes les populations apeurées, tuant les hommes valides, violant les femmes, les parquant dans des camps de concentrations tels qu’on n’en avait plus vus depuis la deuxième guerre mondiale. Les villes à majorité musulmane furent inlassablement bombardées au mortier par les forces réglementaires serbes commandées depuis Belgrade et dont le relais sur place était assuré par le général Mladic et le gouverneur serbe de Bosnie, Karadzic ; les milices privées dont celle du terrible Arkan se chargeant des basses besognes. Les populations musulmanes ne pouvaient compter que sur un faible contingent de troupes. Elles n’avaient d’autres choix que se terrer dans les caves aménagées en abris de fortune. Pour les troupes serbes, ce fut un véritable jeu de massacre. De leur côté, les indépendantistes croates de Bosnie se livrèrent également à de sinistres exactions sur les populations musulmanes. Le nouveau président bosniaque musulman Izetbegovic fit alors appel aux anciens de l’Afghanistan, des moudjahidines rompus à la guerre civile pour combattre ses nouveaux ennemis serbes et croates.
Mais la Bosnie était (et est toujours) un véritable puzzle ethnique où chaque pièce était une parcelle de terre d’une ethnie imbriquée dans une autre. Quand ce n’était pas au sein d’une famille que l’on retrouvait les trois ethnies représentées. Pour mettre en place son système de purification ethnique, Milosevic avait besoin d’un maximum de mains disponibles : il fit ouvrir les portes des prisons à tous les pires salauds, les arma et les envoya au front massacrer en toute impunité. Il encouragea les bons pères de famille à profiter de leur week-end pour faire le voyage jusqu’en Bosnie, se poster sur un toit et « flinguer du Musulman. » Il faut préciser que traditionnellement, les Balkans sont une région où on trouve très facilement des armes. Chaque famille possède au moins une arme de poing, ce qui justifie aussi l’expression « poudrière des Balkans. »
Avec l'aval de l'église orthodoxe serbe, mais aussi grecque et russe, Milosevic fit ce qu’il voulut durant ces années de guerre. Ce n'est que vers la fin de la guerre au Kosovo que l'église serbe se rétracta, laissant tomber Milosevic qui semblait de plus en plus grillé sur la scène nationale et internationale. Car, alors que des images du conflit inondaient nos petits écrans (ne reflétant malheureusement qu’une infime partie de l’horreur vécue par les populations locales, qu’elles soient croates, musulmanes et mêmes serbes - il serait sot de penser que les Serbes ne furent que des bourreaux durant cette guerre même si la responsabilité de celle-ci leur incombe en grande partie, à commencer par Milosevic lui-même), les grandes puissances internationales et européennes en tête furent incapables de s’entendre sur une attitude ferme à adopter à l’encontre de la politique de Belgrade, campant sur leurs positions frileuses dictées par des sympathies historiques, se cantonnant à de grands effets de manche et de beaux discours indignés et convenus.
Néanmoins, en 1995, les accords de Dayton marquèrent la fin des hostilités et les trois parties croates, serbes et musulmanes se virent forcées d’approuver le dépeçage de la Bosnie en trois entités distinctes. Depuis, les entités croates et musulmanes se sont rapprochées afin de créer la fédération croato-musulmane. En revanche, la république serbe de Bosnie reste plus fermée sur elle-même que jamais.
En 4 ans de conflit armé en ex-Yougoslavie, on a dénombré plus de 200.000 morts et disparus.
Sarajevo Tango
Sarajevo Tango est composé de deux aventures qui sont imbriquées l’une dans l’autre. D’une part, il y a la guerre en ex-Yougoslavie et d’une autre, une sombre affaire d’héritage. En effet, un homme est retourné dans son pays avec sa fille laissant son ex-femme en Suisse. C’est une histoire qui se déroule dans un contexte qui n’est pas des plus innocents : elle sert de fil conducteur à un énorme coup de gueule de Hermann.
L’élément déclencheur qui a motivé Hermann à faire cette bd est son ami et agent commercial, Ervin Rustemagic. Résident à Sarajevo, il y est, comme des milliers d’autres personnes, prisonnier d’un conflit d’un autre âge. Il y restera avec sa famille durant un an et demi, voyant tomber, les uns après les autres, parents, amis et toutes les illusions qu’il avait sur sa ville et son pays. Hermann recevra par télécopieur des messages d’Ervin, réfugié tantôt dans une cave tantôt à l’hôtel Intercontinental de la ville, lui racontant ce qu’il vit avec des mots sortis de la guerre (Joe Kubert qui recevait ces mêmes fax en a fait un album « Fax from Sarajevo » et qui retrace les aventures d’Ervin et de sa famille).
Hermann est obsédé par l’horreur vécue en direct au quotidien, il veut aider son ami. Il s’engage à faire des démarches officielles et découvre avec stupéfaction l’indifférence, les paroles en l’air et les langues de bois.
Il constate que les nouvelles diffusées par les médias sont bien différentes de celles qu’il reçoit de son ami. Hermann est dégoûté par la supercherie entretenue par l’O.N.U. et l’apathie des pays de l’ouest, Etats-Unis compris. Alors qu’à Sarajevo on meurt chaque jour en direct sur nos écrans de télé entre variétés et football (images édulcorées ; Ervin, lui, est revenu de là avec une cassette vidéo qu’il a tournée lui- même à l’hôpital de Sarajevo. Images insupportables de membres éclatés et de cris d’effroi et de douleur), l'attention du populo s'affaiblit pour atteindre une indifférence désolante mêlée d’incompréhension : confusion totale, Serbes, Croates, Musulmans, implications des uns et des autres, causes de la haine, rôle du religieux et du politique, etc.
Malgré des démarches officielles, Hermann se retrouve face aux tergiversations des fonctionnaires, à un intérêt feint ou à une indifférence affichée. Ces promesses non- tenues ou ne menant à rien vont faire naître en lui une colère qu’il va avoir de plus en plus de mal à contenir. Il a découvert où menaient la connerie et la malhonnêteté humaines.
LES PERSONNAGES
Zvonko
Zvonko est un baroudeur. Payé par Madame Silvia restée en Suisse, il retourne à Sarajevo afin de retrouver Maja, qui s’est fait enlever par son père (l’ex-mari de Silvia). Zvonko, en bon mercenaire, est motivé uniquement par l’argent ; pour preuve, il n’hésite pas à faire chanter son propre commanditaire : « A propos de coût… Le taxi a subi des dégâts. Le chauffeur refuse d’aller plus loin si je ne lui donne pas trois cents dollars de plus ». Il ne panique jamais, et lorsqu’on tire sur le taxi qui le transporte, il va, froidement, négocier avec les assaillants. Il évolue dans une Bosnie en guerre tout en paraissant absent de ce conflit meurtrier. Ou parfaitement à son aise.
Pour une sordide affaire d’héritage, le second mari de la riche Suissesse Silvia engage un tueur aux trousses de Zvonko. Lui-même exerce sa mission avec l’audace, le cynisme et la désinvolture du professionnel. Il est, dans son domaine, beaucoup plus froid qu’un Kurdy par exemple, car ce ne sont que des raisons mercantiles qui le motivent à retrouver la gamine, en un mot, il y a chez lui une froideur comptable. Et pourtant, c’est sur sa seule entorse à son inhumanité apparente qu’il va se faire abattre. C’est le côté dérisoire du récit et la vision désenchantée qu’a Hermann de la vie : alors que Maja pleure sa peluche tombée dans la neige, Zvonko va la rechercher. Son geste est inutile, inconsidéré et stupide chez cet homme calculateur mais il trahit l’humain, sentiment qui n’a pas sa place dans cet environnement de guerre civile. Et qui selon Hermann semble ne plus avoir sa place du tout dans notre monde en perpétuelle déconstruction : le sentiment humain est dangereux pour la santé, on en meurt !
Le journaliste
Naïf, il est toujours à la recherche du scoop. Il faut qu’il puisse raconter tout ce qui se passe. Les journalistes sont cloisonnés, vivant dans un hôtel, à l’abri des bombes : on ne fait appel à eux que lorsqu’il y a quelque chose à montrer aux opinions publiques du monde entier. Dave Plowright joue bien ce rôle. Il est sans cesse à la recherche de l’extraordinaire. Il voit de la guerre ce qu’on lui laisse voir ; il n’est pas mal intentionné mais n’a pas toutes les cartes en main pour comprendre la portée réelle du conflit.
Silvia, la mère et sa fille Maja
Silvia vit en Suisse et semble être absente du drame qui se passe en Yougoslavie. Elle paraît indifférente à la condition humaine de ces gens et ne se soucie que de sa fille Maja. Le personnage de Silvia traduit une dure réalité : soit elle a été victime un mariage blanc afin que son mari Luka obtienne sa citoyenneté, soit elle a cru en un grand amour et Luka en a profité. Silvia représente la caricature de l’Occidental : sa naïveté est alimentée par son ignorance de la réalité de certaines sociétés qui lui semblent si lointaines et la condamne à se faire manipuler par un ressortissant de celles-ci, bien plus roublard et rompu au douloureux exercice de la survie en milieu hostile. Le système occidental arnaque par sa puissance économique le reste du monde et les habitants du reste du monde, par vengeance, nécessité de survie ou en raison de la perversité même de ce processus écrasant, tentent d'arnaquer individuellement les Occidentaux.
Maja, une vraie petite peste en apparence, est une fillette sans jeunesse, tiraillée entre deux mondes antagonistes, celui de sa mère et celui de son père. Elle se trouve au milieu d’une guerre dont elle ne comprend pas grand-chose. C’est une guerre vue par un enfant : « C’est quoi ça romantique ?… » Puis, « le regard de cette gosse !… Un vert étonnant !… Dans dix ans, elle sera pire qu’un sniper ».
Franz MacYavel Druhat-Delom
Il symbolise la visite inutile, menée à grands renforts de pub, de François Mitterrand à Sarajevo car lors de sa venue, beaucoup gens ont cru qu’il allait faire bouger les choses, secouer le cocotier, se positionner clairement par rapport aux belligérants. Mais rien n’est venu, la situation n’a pas changé d’un iota. On lui a parlé des camps de concentration, il n’en a pas soufflé un mot. Pour le couvrir de ridicule, Hermann lui octroie également un nez rouge de clown placé au milieu d’un cadre figurant un écran de télé (page 30 case 2).
Les symboles et la dérision
C’est la première aventure où Hermann applique la mise en couleur directe. Aussi, elle regorge de symboles dont certains touchent à la dérision. En effet, à propos des casques bleus des soldats de l’ONU en forme de bonnet de schtroumpf : Les Casques Bleus étaient réellement appelés « les schtroumpfs » par les habitants de Sarajevo eux-mêmes.
Le siège de l’ONU à New York s’est fait baptisé « Big Cheese », car il symbolise un énorme fromage où chacun a fait son trou. Il est le symbole d’un lieu où rien de constructif ne se fait. A la planche 6, le vieux disque qui rappelle un air datant de 38… 39, nous rappelle que lorsque Hitler avait annexé l’Autriche, les pays voisins s’étaient contentés mettre en garde l’Allemagne mais n’avaient rien opposé de concret, menant l’Europe à la deuxième guerre mondiale.
A la planche 9, le colonel hurle : « pas de tax… ! Hé ! Sartre… La porte ! ». Ceci fait allusion à un fait qui s’est réellement déroulé : Un jour, sur la route de l’aéroport, un véhicule blindé de l’ONU s’est trouvé bloqué par une troupe de tchetniks (ultranationalistes serbes). Le véhicule sous les ordres du colonel en question transportait un ministre du gouvernement bosniaque « musulman » de Sarajevo. Alors que d’autres blindés de l’ONU circulaient sur cette route, le colonel Sartre déclina par deux fois l’aide proposée et, sous l’insistance des miliciens serbes qui voulaient la peau du ministre, fit « étrangement » ouvrir les portes de son blindé, autorisant les tchetniks à accomplir leur besogne. Le ministre bosniaque que l’ONU avait mis sous sa protection fut ainsi froidement assassiné : « Sartre ! La porte, bon dieu ! »
« Le doigt grondeur » exprime l’inefficacité totale de l’ONU. C’est une grosse baudruche jaune qui, lorsqu’elle se fait tirer dessus, éclate en débris de caoutchouc ridicules. Il symbolise les menaces passives faites par l’ONU. Des menaces qui s’estompent trop rapidement et qui sont de moins en moins prises au sérieux par les parties prenantes au conflit : pire, elles ont fini par toutes les faire sourire. D'un sourire jaune.
La télévision véhicule des messages censurés ou joliment maquillés : « tu m’autorises à rapporter ces propos… tels quels ? – Pas d’objections. Reste à savoir ce qui en subsistera après le filtrage par ton journal ou par ta télévision… ».
Hermann parle de lui, du Hermann d’avant ces pénibles événements : « […], je faisais encore partie de l’immense troupeau des gens qui avalent placidement tout ce que leur servent les médias. »
Le téléspectateur moyen, il le représente par une famille affublée d’une tête d’animal consommant flegmatiquement les infos servies sur un plateau par les médias. Pour souligner cette mascarade, Hermann dessine au présentateur un nez de clown. Les gens sont davantage intéressés par les résultats des matches de foot ou par l’émission de variété que par les informations sur l’état du monde calées, il est vrai, entre deux pages de pub. Ils sont passifs et amorphes devant leur poste de télé : leur pouvoir d’indignation est proche du zéro.
La sculpture de la planche 28 est édifiante : cette œuvre représentant les états de l’UE a été réalisée avec de la colle « Maastricht ». Le traité signé le 7 février 1992 à Maastricht dépasse l'objectif économique initial de la Communauté (réaliser un marché commun) et lui donne une vocation politique. Il marque une nouvelle étape dans le processus « d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe ». La France et l’Allemagne sont énormes, représentant leur importance dans cet UE. L’Angleterre se détache, car elle louche trop souvent vers les USA. La Grèce est pourrie de l’intérieur, trahissant une corruption crasse et, dans le conflit bosniaque, une sympathie affichée pour la Serbie… orthodoxe comme elle. Il faut dire que l’Europe est plus économique que politique. Mais ceci est un autre débat.
La prostituée qui se fait chasser du trottoir du « Big Cheese » illustre le double jeu de l’ONU, cynique et mercantile à l’intérieur, jouant les vierges effarouchées drapées dans un tissu de morale immaculée au-dehors.
La Politique
Le problème dont Hermann traite dans cette bd est un problème complexe. Ici, il nous montre un seul aspect. Recevant des nouvelles terrifiantes de la part de son ami Ervin et révolté par celles-ci, il s’est heurté à de nombreuses complications lorsqu’il a voulu sensibiliser certains responsables politiques. C’est pourquoi il a exprimé son mépris et son indignation. C’est un récit « à chaud », un récit qui dénonce la réalité du mensonge sans prendre de gants. L’aberration de la situation dont il a été le témoin l’a poussé à ne pas ménager la chèvre ni le chou, ce qui lui a été reproché à la sortie de l’album. Politiquement incorrect et revendiqué comme tel, il a eu le courage de ses idées et a dénoncé autant la brutalité abjecte de la politique serbe de Milosevic et Karadzic que les tergiversations lâches de la communauté internationale. Les intellectuels toujours prompts à renvoyer dos à dos les différentes parties au nom d’un politiquement correct consensuel, n’ont pas appréciés. Mais quel aurait été leur discours au sortir de la deuxième guerre mondiale ? Non seulement les Juifs mais les Français, Belges, Hollandais ainsi que tous les habitants des pays occupés d’un côté et l’Allemagne nazie de l’autre, auraient-ils dû être aussi renvoyés tous dos à dos devant l’Histoire ? N’y avait-il pas là un agresseur et des agressés clairement identifiables ?
Sarajevo Tango permet à Hermann d’approcher la réalité politique sous un angle humain. Il n’est pas engagé au sens classique du terme, il a seulement besoin de se soulager de l’écœurement qu’il éprouve devant les situations et les agissements violents de ses semblables. Il montre son dégoût et désire faire prendre conscience à ceux qui mentent qu’il n’est pas dupe. Bien sûr, même s’il s’en défend, cette position apparaît néanmoins politique. Mais son discours ne tend pas à se positionner sur la réalité de se conflit sur la base des idéologies politiques : il ne défend pas le point de vue d’un homme de droite ou de gauche, seulement celui de l’homme qu’il est. Et qui n’en peut plus de voir la pourriture l’emporter. Sarajevo-Tango est d’abord un grand cri. Le cri de rage, salvateur, d’un homme.
Sarajevo-Tango est né parce que Hermann ne pouvait plus poursuivre sa carrière s’il ne faisait pas cet album. Son écœurement était tel qu’il lui était devenu impensable de s’atteler à un autre projet que celui-ci. Il devait laisser s’exprimer ce trop-plein d’indignation et de rage accumulé pendant quinze mois. C’était une question de survie, pas seulement une question professionnelle. Tout son être le réclamait, comme un corps en état de manque. Ça devait sortir !